LE VITRAIL DE JOUVENCE Mathieu Gaborit
REFUGIÉ dans l’étroit déambulatoire de son église, l’abbé Andelme songeait à la rosace qui faisait la réputation de Steinghal. Inspirée par son prédécesseur, elle représentait un paysage familier : la colline sur laquelle le bourg avait été construit, un donjon qui était celui du bourgmestre, et le Griffon, ses ailes déployées au-dessus de la crête d’ardoise.
La rosace avait fait renaître de ses cendres une paroisse moribonde, désertée par ses fidèles. À présent, elle reposait à plat devant l’autel, à la croisée du transept. Des artisans s’affairaient pour l’envelopper dans des peaux afin de la ranger dans la crypte avant le crépuscule. L’abbé souffrait d’avoir pris cette décision mais le siège penchait en faveur du seigneur de Castelnaut, ennemi juré du bourg de Steinghal. On ne pouvait prendre le risque qu’un brandon ou un boulet ne brise le précieux vitrail. L’issue du siège inquiétait Andelme. Les soldats du bourgmestre, des villageois encadrés par quelques vétérans, risquaient d’être balayés au premier assaut. Pour le moment, Castelnaut prenait son temps, économe en hommes et en matériel. Pourquoi se serait-il pressé ? Steinghal revendiquait son statut de bourg franc au cœur de l’empire de Grif. Aucun seigneur voisin ne prendrait le risque de porter secours à des assiégés qui refusaient la loi vassalique. En outre, le bourg n’était pas assez riche pour qu’un seigneur prenne le risque de froisser le puissant Castelnaut. Steinghal ne pouvait donc s’en remettre qu’à ses propres troupes.
Quatre jours plutôt, le jeune abbé avait adressé une supplique aux autorités ecclésiastiques. Il espérait de l’archevêché une condamnation officielle de Castelnaut, ou même un simple avertissement. Il fallait surtout gagner du temps : les mercenaires chimériens engagés par Castelnaut finiraient par se lasser ou deviendraient trop coûteux pour leur client. Malheureusement, l’archevêché restait sourd aux appels de son serviteur.
Andelme poussa un soupir résigné. L’intransigeance du bourgmestre allait une fois de plus mettre en péril l’illustre paroisse de Steinghal. Sans doute fallait-il oublier ses illusions et se consacrer à la garde de la rosace. Quel qu’en soit le prix, elle devait échapper aux tourbillons de la guerre.
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Le seigneur de Castelnaut s’inclina devant ses hôtes. Vêtus de longues robes de moire, les quatre hommes alignés devant lui se contentèrent d’un bref salut de la tête. Tous portaient le masque phénicier, un loup noir serti autour des yeux par de petites pierres taillées dans l’ophite. Castelnaut réprima son dégoût en croisant leurs yeux de braise. L’iris des phéniciers était une flammèche vacillante, un petit trait de feu aux reflets verdâtres. Comme beaucoup d’autres, le seigneur ne pouvait s’empêcher d’imaginer que des feux-follets avaient élu domicile dans les yeux des phéniciers.
L’un d’eux s’avança, une bourse pesante dans la main. Entre deux doigts, il brisa le cachet de cire qui la scellait et déversa sans un mot les écus sur la table. Castelnaut réprima un hoquet devant la fortune négligemment étalée sous ses yeux. Avec cet or, il pourrait aisément payer les Chimériens venus prêter main-forte à ses chevaliers. Le reste suffirait à rétribuer, sitôt le siège levé, les artisans qui répareraient la tour du bourgmestre mise à mal par le tir des catapultes. Malgré la présence des quatre phéniciers, un sourire victorieux effleura ses lèvres. Avant le crépuscule, ses troupes franchiraient à gué la rivière qui barrait le nord de Steinghal avant de lui livrer le bourgmestre pieds et poings liés. Il regrettait seulement d’hériter d’un village désert. Ceux qui fuyaient Steinghal étaient systématiquement remis entre les mains des phéniciers dont la caravane s’était installée à l’écart des troupes, à la lisière d’un bois. Visiblement, de nombreux chariots bâchés servaient de prisons aux fuyards. Les derniers défenseurs de Steinghal subiraient sans doute le même sort.
Le phénicier qui s’était avancé rompit soudain le silence :
— Lorsque vos troupes entreront dans Steinghal, veillez à rassembler les villageois sur la place de l’église. Conformément à notre accord, vous ne garderez que le bourgmestre.
— Êtes-vous certains de vouloir tous les villageois ? s’exclama le seigneur. Il me semble que déjà, avec les fuyards…
Le phénicier l’interrompit brutalement :
— Notre accord stipule que l’ensemble de la population de Steinghal doit être remise entre nos mains. Ne vous avisez surtout pas de remettre en cause les termes de cet accord. La guilde a largement compensé l’engagement de vos mercenaires, d’autant qu’après cette victoire, vous pouvez escompter un important crédit auprès de vos seigneurs rivaux. Estimez-vous heureux que nous n’exigions pas la destruction du village.
Le ton usé par le phénicier n’admettait aucune réponse. Le seigneur de Castelnaut n’osait imaginer ce qui pouvait ainsi motiver la vengeance des phéniciers à l’égard de quelques villageois, Quelle faute avaient-ils pu commettre ? Peu importait, de toute façon. De nombreuses familles vivant sur ses terres accepteraient de s’installer à Steinghal afin de le faire renaître de ses cendres.
Les quatre phéniciers prirent congé, le laissant à ses pensées.
Elles appartenaient désormais à l’assaut qui bousculerait les dernières défenses de Steinghal. Il rafla sur la table un écu pour le porter à ses lèvres et éprouva, entre ses dents, la douce rigueur de l’or.
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Andelme leva une dernière fois les yeux sur l’orbite creuse et sinistre où avait trôné la rosace. Une brise glacée sifflait à travers en agitant paresseusement des lambeaux de mastic. Mais son regard portait au-delà, vers le couronnement du donjon visible au-dessus des toits de chaume. Là-haut, l’animal qui avait vécu les années glorieuses du bourg agonisait. Entre les créneaux polis par le vent, le Griffon jetait sur l’horizon le regard d’un défunt. Jadis, il avait défendu les lieux avec courage. Ses grandes ailes en portaient encore les stigmates, tout comme sa tête d’aigle, zébrée d’une longue cicatrice qui courait de l’œil gauche jusqu’au bec. Mais ses forces avaient mystérieusement décliné jusqu’à ce qu’il ne puisse plus s’envoler… La réputation de la rosace n’avait été qu’un sursis, un moyen de masquer la profonde faiblesse de l’animal pour attirer quelques paroissiens de plus. Depuis quatre jours, on ne comptait plus les familles qui disparaissaient à la faveur de la nuit, fuyant le bourg en sursis. Il ne pouvait leur reprocher d’agir ainsi. En l’absence d’un Griffon valeureux et capable de voler, les troupes du bourgmestre se battraient sans courage.
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Modône escalada lentement le parvis de l’église, le regard voilé par la souffrance. Son corps flétri et rongé par l’arthrite ne pouvait en supporter autant. Avec soulagement, il trouva appui contre un piédroit flanquant la lourde porte de l’édifice. Une main posée contre la pierre, il reprit son souffle et essuya la sueur qui perlait sur son front. Puis il franchit le seuil de l’église.
Son cœur s’étreignit lorsqu’il dépassa en claudiquant les bancs alignés de la nef. Sa vie se résumait ici, de l’autel à la chaire : vingt ans de prêche consacrés par la célèbre rosace de Steinghal, vingt ans de remords et de silence…
Il grogna et ramena contre lui les plis usés de sa robe de bure. Il faisait froid à l’intérieur, trop pour un homme de son âge. Frissonnant, il se porta à la hauteur des artisans et se laissa choir sur un banc.
Des cinq hommes qui achevaient d’envelopper le vitrail dans les peaux de cuir, un seul connaissait le secret de l’abbé. Il fut le seul à réagir en distinguant la silhouette ramassée de Modône, l’éclat sombre de ces petits yeux à la frontière du capuchon. L’ancien abbé lui adressa un sourire. L’artisan répondit par un discret hochement de tête que ses compagnons ne virent pas.
Modône ricana en secouant ses maigres épaules. Ignorants… songea-t-il, vos mains sont celles des paysans. Vous ne le sentez donc pas ? Il palpite sous vos doigts, il irradie vos visages et votre cœur. Je vous ai offert le plus précieux et vous ne pensez qu’à finir votre besogne, à fuir le plus vite possible. Si…
Une main amicale se posa soudain sur son épaule. Il leva les yeux et croisa ceux de l’abbé Andelme.
— Eh bien, mon ami, fit ce dernier en s’asseyant auprès de son prédécesseur, vous veniez vous assurer que tout se passe bien ? Jugez-en : à la nuit tombée, elle sera à l’abri dans la crypte.
Modône se retint de répondre. Il haïssait le ton doucereux du jeune abbé. Pauvre sot, pesta-t-il en pensée, tu ne sais rien. Et tu ne profiteras plus de mon trésor. Ta paroisse n’est plus qu’un souvenir. J’ai porté mon remords en silence et pour me remercier, l’archevêché t’a nommé à ma place. Assez ! Ce vitrail ne méritait que moi. Moi seul avais le droit de prêcher depuis cette chair que ma rosace a permis de rénover, moi seul t’ai donné assez de paroissiens pour remplir ton église…
— Pardon ? fit Andelme en se penchant vers le vieillard.
— Rien, murmura Modône. Rien du tout.
— Je sais, ce vitrail n’aurait jamais dû quitter son écrin, crut bon d’ajouter Andelme d’une voix complice. Croyez-vous que Castelnaut épargnera la paroisse ? Il n’osera pas défier l’archevêché jusque dans ses murs, tout de même !
Modône grommela et tourna son visage capuchonné vers l’abbé :
— Sa haine a attendu trop longtemps, mon ami. Il la laissera parler. Peut-être même détruira-t-il cette église…
Andelme blêmit :
— C’est impossible ! Jamais il n’oserait aller aussi loin.
— Bien au contraire. Steinghal ne l’intéresse pas. Ni la paroisse d’ailleurs. À sa place, je m’emparerais de la rosace et je la ferais installer dans la chapelle de mon château.
— Et l’archevêché ? s’étonna Andelme.
— Vous n’avez donc que ce mot à la bouche, rétorqua sèchement Modône. L’archevêque sait que le Griffon qui domine Castelnaut est le seul à pouvoir incarner cette région. Que ferait-il du nôtre, à l’agonie ? Je suis certain que cette affaire lui convient à merveille. La rosace sera bien plus en sécurité à Castelnaut.
— Je n’y avais jamais songé, remarqua Andelme d’une voix amère.
— Je l’ai fait à votre place, ajouta le vieillard.
— Que voulez-vous dire ?
— Cette rosace nous appartient et ne doit jamais quitter cette église. Ce matin, je me suis invité au conseil tenu par le bourgmestre. Tout comme le vôtre, ses messages sont restés lettre morte. Seul le baron Morketh a daigné lui répondre. Il eût mieux valu qu’il s’abstienne : des excuses, voilà ce qu’il nous offre ! De simples excuses pour être forcé de nous laisser crever comme des chiens. Nous payons notre arrogance, Andelme. Il n’y a plus d’espoir. Steinghal tombera et cette église avec lui. En revanche, jamais Castelnaut ne mettra la main sur la rosace. Nous devons la détruire…
L’abbé Andelme sursauta et s’exclama :
— Que… que dites-vous ? Comment pouvez-vous penser une chose pareille ? C’est vous-même qui…
— Précisément, l’interrompit Modône. Je ne puis supporter l’idée qu’un autre que moi en profite, qu’un autre en récolte les fruits.
Andelme perçut le reproche mais préféra l’ignorer. La proposition du vieil abbé le stupéfiait. Il découvrait subitement un homme rongé par la jalousie, un vieillard capable de sacrifier en conscience une œuvre unique, un véritable trésor artisanal.
Un frisson glacé courut le long de sa colonne vertébrale. Ce qu’il avait pris pour une visite de courtoisie se transformait en ultimatum. Il jeta un bref regard vers Oldag, l’artisan dont l’atelier avait réalisé le vitrail. Se doutait-il que Modône envisageait de détruire son chef-d’œuvre ?
— Soyez à la hauteur, fit soudain le vieillard en posant une main décharnée sur l’épaule d’Andelme. Je me tenais de vous informer mais moi seul, vous comprenez, moi seul peux décider ce qu’il adviendra de la rosace.
Andelme hésita un court instant. Il savait que sa charge le rendait responsable non seulement des paroissiens mais également de l’église, de ses murs et de tout ce qu’elle contenait. Mais la timidité et surtout le respect retinrent ses protestations : il reconnaissait à Modône une paternité spirituelle sur le vitrail, un droit sacré qui ne s’embarrassait pas d’une quelconque hiérarchie religieuse.
— Je comprends, dit-il du bout des lèvres.
— C’est parfait. Vous êtes courageux, mon ami.
Modône masqua un sourire triomphant. Il avait craint, en venant ici, de devoir se débarrasser du jeune abbé. Pour parer à toute éventualité, il avait prêté à Oldag une dague solide que l’homme cachait sous son bliaud. Le vieillard savait que l’artisan n’aurait pas eu de scrupules à s’en servir dans la pénombre de la crypte. Fort heureusement, Andelme était trop faible pour s’opposer à son aîné.
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* *
Le nimbe d’une lanterne creuse éclairait la crypte. Suspendue à la voûte par une chaînette en cuivre, elle se balançait doucement au rythme de la brise qui s’engouffrait par la porte ouverte. Les artisans venaient de descendre le vitrail grâce à un jeu savant de cordes et de poulies. Près du tombeau où gisait le squelette du premier Griffon de Steinghal, se tenaient Andelme et le vieux Modône. Ce dernier attendit que la rosace repose à plat sur le dallage pour ordonner aux artisans de partir, excepté Oldag. Puis, il souffla la flamme de la lanterne, noyant la crypte dans la pénombre. Il laissa à ses yeux le temps de s’y familiariser et commença à délivrer le vitrail des peaux qui l’entravaient.
Privé pour la première fois de l’éclat du soleil et de la lune, le vitrail livra une partie de son secret. Les sourcils froncés, Andelme ne vit d’abord que l’aile gauche du Griffon représenté sur la rosace. Oldag avait surtout utilisé le bleu saphir et le rubis pour réaliser l’animal. Dans les ténèbres de la crypte, les deux couleurs palpitaient doucement, animées d’une étrange lumière phosphorescente.
— Quel est donc ce prodige ? murmura le jeune abbé d’une voix serrée.
— Silence, mon ami, fit Modône en retirant une nouvelle peau.
Andelme s’abstint de faire une autre remarque, hypnotisé par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Le vitrail entièrement dépouillé se livrait dans une aura de couleurs prismatiques, du vert émeraude de la colline à l’azur profond du ciel. Autour, les silhouettes des trois hommes semblaient presque s’embraser tant la lumière enflait rapidement.
— Par tous les saints, s’exclama Andelme, submergé par la vague lumineuse.
— Il chasse l’obscurité, il la traque et la dévore ! fit Modône en rejetant son capuchon en arrière, le visage irradié par une joie sauvage. Regardez, mes enfants : les ombres reculent, la nuit s’enfuit.
Andelme aurait aimé en faire autant mais ses jambes refusaient d’obéir. Il vit les yeux du vieillard, écarquillés et brillant d’une volupté malsaine, il vit le visage de l’artisan exalté. Puis, peu à peu, la tempête lumineuse sembla perdre de son intensité. Violente et sauvage, elle devenait plus méthodique, traquant les dernières ombres comme les fuyards d’une armée en déroute. À présent, la crypte ressemblait à une forge d’arc-en-ciel. Andelme prit à peine conscience de la main de Modône posée sur son épaule. Elle l’invitait à s’agenouiller, ce qu’il fit sans prononcer un seul mot. Le vieillard l’imita, l’artisan également, et tous les trois se tinrent à genoux devant la rosace. Andelme ressentait l’aura du vitrail, sa chaleur bienfaitrice. Ses muscles se détendaient, ses petites douleurs se résorbaient. Modône attrapa son poignet et guida sa main de manière à ce qu’elle effleure le verre. Andelme laissa échapper un cri de surprise. Son esprit refoulait une évidence : quelque chose vivait à travers le vitrail. Au bout de ses doigts, il éprouvait distinctement les pulsations d’un cœur. Des battements rapides, affolés. Le Griffon allait-il soudain s’arracher à la rosace et déployer ses ailes dans l’intimité de la crypte ?
Le murmure de Modône fit écho à ses interrogations :
— Sais-tu, mon ami, ce qu’il faut pour fabriquer un vitrail tel que celui-ci ? Non, bien sûr. Il agrippa férocement les deux poignets d’Andelme et plaqua les mains du jeune prêtre sur le verre tiède. Sens, mon ami, sens-le ! Il vit à l’intérieur, à l’abri des regards. Il a survécu en secret, il a consenti à laisser sa lumière éclabousser les paroissiens. Ces chiens ignoraient qu’ils goûtaient au merveilleux, qu’on leur cédait une nouvelle jouvence.
Modône s’interrompit, la gorge sèche, et relâcha les poignets d’Andelme.
— Deux parties de cendre de hêtre et de fougère pour une partie de sable cristallin, reprit-il. Voilà comment Oldag fabrique le verre. De la cendre, mon ami, de la cendre. Réfléchis bien : par quoi pourrait-on la remplacer ? À quoi pourrait-on la mêler pour que le verre soit lumière ?
Andelme secoua négativement la tête. Il ne savait pas, il ne comprenait rien au cheminement de la pensée du vieillard.
— Idiot… lâcha Modône avec un sourire. Il n’y a donc que moi qui puisse penser pour l’archevêché et redonner à nos églises leur éclat d’antan.
Il se redressa brusquement et observa la voûte de la crypte, le regard absent.
— Que sais-tu des phéniciers ? demanda-t-il d’une voix conciliante.
— Presque rien, répondit spontanément Andelme. Ils ont la charge des phénix, comme les Chimériens veillent sur leurs Chimères et notre empire sur les Griffons.
— Le phénix, Andelme. L’oiseau de feu qui renaît de ses cendres.
La phrase traversa l’esprit du jeune prêtre tel un carreau d’arbalète. Il venait de saisir les propos du vieillard : avec l’aide d’Oldag, il avait remplacé la cendre de hêtre et de fougère par celle d’un phénix.
— Tu as compris, n’est-ce pas ? s’exclama le vieillard en reportant son attention sur Andelme.
D’un bond maladroit, il fut sur lui, les yeux agrandis par l’émotion.
— À l’époque, j’étais en mission pour l’archevêché. Un travail de copiste sans grand intérêt, à ceci près qu’il m’ouvrait les portes de l’illustre bibliothèque d’Alandra. Je t’en conjure, égare-toi au moins une fois dans ce labyrinthe. Loue les services des esprits-frappeurs dont on use pour tourner les pages, observe les centaures aux sabots recouverts de velours qui trottent dans les couloirs pour ranger les grimoires, admire les dryades qui utilisent leurs longs cheveux d’or pour relier les parchemins… Alandra est un enchantement. J’ai échoué par hasard sur un vieux manuscrit signé de Théosorus. Tu le connais forcément. Non ? Il fondit les premières tours de la guilde des phéniciers. Dans ce manuscrit, il évoquait les multiples usages de la cendre d’un phénix. Quel extraordinaire visionnaire… Il songeait par exemple à mêler la cendre aux poudres d’arquebuse afin d’accroître leur puissance de feu. Il pensait également à des concoctions alchimiques qui permettraient de faire briller un phénix dans le cœur d’un homme. La vie éternelle, en somme. Parmi toutes ces suggestions, je découvris l’art du vitrail. Théosorus voyait grand, des immenses cathédrales dont les vitraux auraient été consacrés par un phénix. Imagine, Andelme, imagine : chaque cathédrale serait devenue un creuset de jouvence !
Modône s’interrompit, la voix coupée par une toux caverneuse. D’un coin de sa capuche, il s’essuya les lèvres et poursuivit :
— Ce que j’avais découvert devint très vite une obsession. Je mis tout en œuvre pour rendre possible les visions de Théosorus. J’ai vendu le peu qui m’appartenait pour payer un voleur capable de tromper la vigilance des phéniciers. Ce bougre y parvint ! À vingt-sept ans, je me retrouvai à la tête de cette paroisse. La suite fut facile. Je mis Oldag dans le secret et la rosace vit le jour un an plus tard. Le résultat dépassa nos espérances : le phénix vivait à l’intérieur du verre. À chaque renaissance, ses flammes que vous preniez pour des rayons de soleil baignaient les bancs de l’église d’une lumière de jouvence. Jusqu’à aujourd’hui.
— Et les phéniciers n’ont jamais soupçonné sa présence ? fit remarquer Andelme d’une voix timide.
— Comment voulais-tu qu’ils s’intéressent à un jeune prêtre de l’Empire de Grif ? Non, jamais aucun d’entre eux n’est venu jusqu’à Steinghal.
— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
— Libérer l’oiseau, lui rendre sa liberté. Sans doute l’a-t-il méritée.
Andelme baissa les yeux, en proie à des sentiments contradictoires. La forfaiture de son prédécesseur blessait ses croyances et surtout son profond respect des féals, les créatures mythiques qui veillaient sur les grands empires de ce monde. Soit, les phénix étaient à part, aux mains de la guilde des phéniciers dont les tours écarlates dominaient les capitales. Mais pouvait-on défier la guilde de la sorte ? Andelme en doutait. Fallait-il donc qu’il parle, qu’il dénonce Modône au bourgmestre ? Non, il était coupable au même titre que le vieillard. En le mettant dans la confidence, Modône l’enchaînait à la destinée de la rosace. Andelme serra les poings, conscient de sa nouvelle responsabilité. Il n’avait plus le choix, il fallait assumer la décision du vieillard, libérer l’oiseau de sa prison de verre.
— Vous avez raison, déclara Andelme d’une voix serrée. Le phénix doit être libéré.
Modône hocha la tête d’un air satisfait et fit signe à l’artisan. Ce dernier fouilla sous son bliaud, à hauteur de la ceinture et brandit un mince maillet à tête d’argent.
— À toi l’honneur, dit l’artisan en tendant l’outil à Andelme.
Toujours à genoux, le jeune prêtre referma sa main sur le manche du maillet. Le geste tremblant, il embrassa le vitrail du regard. Sa courte carrière avait été suspendue à ce verre sublime, à cette rosace ensorcelée qui retenait un phénix prisonnier. Il amorça son bras, les yeux étrécis, lorsqu’un coup sourd ébranla la porte au sommet de l’escalier.
Les sourcils froncés, Modône ordonna à Oldag d’aller ouvrir.
*
* *
Andelme suivit avec angoisse le pas lourd d’Oldag escaladant les marches de l’escalier. L’atmosphère de conspiration qui régnait dans la crypte pesait lourdement sur ses épaules. L’artisan ne fut bientôt plus visible. Retenant leur souffle, les deux prêtres l’entendirent demander qui était là, puis un silence. Ils sursautèrent tous deux lorsque retentit le bruit sec de la porte arrachée de ses gonds.
Tétanisé, Andelme vit peu après la silhouette d’Oldag reculer lentement dans l’escalier, une main crispée sur le manche d’un poignard.
— Brise le vitrail, ordonna soudain Modône.
Andelme pivota pour faire face au vieillard.
— Tout… tout de suite ?
Indécis, le jeune prêtre lorgna la rosace et son maillet sans parvenir à prendre une décision.
— Mais qu’est-ce que tu attends ? cria Modône.
Oldag venait d’abandonner l’escalier où une haute silhouette se dévoilait au fur et à mesure qu’elle descendait les marches.
— N’en fais rien, Andelme, dit soudain le phénicier.
Il se tenait sur les premières marches de l’escalier, un cimeterre à la lame rougeoyante pendu le long de sa hanche. De son visage émacié, Andelme ne retint que ses yeux d’amande dont l’iris vacillait comme une flammèche. Sur sa gauche, Oldag hésitait, le corps tendu et le teint blême. Modône, lui, glissait lentement vers Andelme, le regard vrillé au maillet qui devenait son seul espoir. Le jeune prêtre posa sur lui un regard désemparé. Entre ce personnage vêtu de rouge et le vieillard, il ne savait plus où devait surgir la vérité. Il attendait un signe, une voix qui lui chuchote ce qu’il convenait de faire mais le silence, seul, faisait écho à ses doutes.
— Brise-le, grinça Modône dont le visage ne reflétait plus qu’une rage absolue.
— Si vous l’écoutez, fit le phénicier en faisant un pas en avant, le phénix mourra.
— Non, vous vous trompez, il sera libéré ! rétorqua spontanément Andelme.
— C’est faux, le verre brisé déchirera son âme. Vous n’assassinerez pas l’oiseau de feu, Andelme. Je vous connais si bien, l’archevêché nous a ouvert ses archives : vous êtes un garçon naïf mais juste. Et la justice veut que le phénix rejoigne les siens.
— Il ment, intervint Modône. Il ment pour protéger sa guilde. Ce sont des geôliers, des bourreaux. Sauve le phénix, sauve-le pour ton salut !
Le phénicier voulut de nouveau répondre mais l’artisan bondit soudain vers lui. Il tenait son poignard fermement, décidé à porter un coup fatal. Le phénicier réagit instantanément. Son agresseur n’était pas un guerrier, il le savait. Son bras se déploya avec une grâce surnaturelle, prolongé par le cimeterre. Emporté par son élan, Oldag ne parvint pas à éviter le sabre : l’extrémité de la lame percuta son menton dans un mouvement ascendant et trancha le visage en deux tel un fruit mûr. Il s’écroula au pied du phénicier, précédé par des bouillons de sang vermeil.
Imperturbable, le phénicier s’écarta pour que ses trois compagnons posent à leur tour le pied dans la crypte. Réunis devant le cadavre de l’artisan, ils fixèrent Andelme de leurs yeux de braise.
La mort de Oldag avait tiré le jeune prêtre de sa stupeur. Il avisa le masque grimaçant de Modône, ses petits yeux fixés sur le maillet, et prit sa décision. L’outil s’échappa de ses mains et tomba sur le sol. Au même moment, Modône s’élança mais l’un des phéniciers, plus prompt à réagir, s’interposait déjà.
— Ton règne s’achève, vieillard, lança le phénicier en repoussant l’outil du pied. Tous ceux qui ont volé la lumière du phénix vont payer. Toi le premier, mais également chaque villageois qui a profité de sa jouvence. Seule la guilde est en droit d’offrir ce privilège.
Se sachant condamné, Modône tenta de se ruer vers l’escalier. Deux phéniciers l’en empêchèrent et le maintinrent solidement par les bras. L’ancien abbé de Steinghal avait échoué et ne ressemblait plus qu’à un pantin gémissant, la tête dodelinante entre les épaules de ses deux gardiens.
— Il paiera pour chaque jour où le phénix est resté prisonnier du vitrail, déclara le phénicier au cimeterre ensanglanté.
— Mais les villageois ! protesta Andelme. Ils n’en savaient rien.
— La jouvence est un privilège. Nous sommes les garants de sa rareté. N’as-tu pas remarqué combien vos dévots semblaient étrangement jeunes comparés à leur âge ? Modône lui-même aurait dû succomber depuis longtemps. Si le pouvoir de jouvence a pu être atténué par le verre, il vous a tous marqués. La manière dont vous en avez usé n’a pas d’importance. Votre existence insulte notre guilde, vous devez mourir.
— Votre cruauté est aveugle.
— Le vol de la jouvence aussi.
— Alors Modône avait raison : vous n’êtes que des bourreaux.
— Nous servons les phénix. Lorsque celui-ci aura été délivré du vitrail par nos soins, il rejoindra les siens au sommet des tours écarlates. Ses cendres renaîtront sous nos mains gantées des écailles de sirène. La mémoire de Steinghal ne vivra que par l’écho de vos supplices.
— Vous ignorez la compassion. Le crime ne vaut que pour celui qui en a conscience.
— Épargne-moi ton sermon, jeune prêtre ! J’aurai pitié de toi car tu n’as pas brisé la rosace.
— Je songeais aux villageois…
— Visiblement, ils ne t’ont pas rendu la pareille. Du moins si j’en juge par leur empressement à quitter le giron de ton église. Comment peux-tu encore te préoccuper de leurs misérables existences ?
— Vous ne pourriez le comprendre.
Le phénicier haussa les épaules et leva son cimeterre. Le geste, précis et implacable, décapita le jeune prêtre avec aisance.
Secoué d’un dernier spasme, le corps s’affaissa et le silence reprit ses droits. Lorsque le phénicier quitta la crypte, les artisans du seigneur de Castelnaut attendaient devant l’église pour emporter le vitrail jusqu’à la caravane de la guilde.
FIN